L’émergence d’un complot : La peur d’une secte de sorciers en occident
La sorcellerie occidentale est un phénomène historique complexe et passionnant qui connaît un regain d’intérêt marqué depuis quelques années. Il fait couler l’encre de nombreux essayistes de divers horizons qui le récupèrent dans des écrits tantôt militants, folkloriques ou ésotériques. On le retrouve parallèlement sous la plume de scénaristes qui le réinsèrent dans des productions de culture populaire comme les séries Sabrina et A Discovery ofWitches. Bref, la figure de la sorcière est à la mode et se présente en icône féministe, en véritable symbole de libération de la femme, tout en inspirant nombre de créations artistiques, littéraires et même des mouvements de revendications. Bien que très intéressante, cette récupération contemporaine peut verser dans la réification et tend à occulter la vérité historique qui sera l’objet de cet article.
L’histoire des idées est l’une de mes grandes passions, et
j’ai pris plaisir à fouiller pour vous celle de la sorcellerie occidentale en
quête de sa genèse. Circonscrite dans l’espace et le temps, la naissance de
celle-ci s’organise autour d’une croyance implantée dans les mentalités d’une
société christianisée ayant conservé certains éléments païens. C’est l’idée
d’une secte de sorciers qui conspire contre l’Église et qui désire la
destruction de la religion chrétienne. Cette peur des conspirateurs, qui
résonne régulièrement dans l’Histoire et peut sembler étrangement
contemporaine, va faire de la période du XIIIe au XVIIIe siècle celle où la
peur de la sorcière s’étendra à travers l’Europe. Je vous invite donc dans un
premier temps à découvrir dans ce cours résumé l’évolution des idées qui ont
mené à la Grande Chasse.
Les fondements de la Grande Chasse
La grande chasse est l’aboutissement d’un long processus
évolutif des mentalités médiévales et dont les pères fondateurs de l’Église
sont en partie responsables en raison des récupérations qu’ils déploieront,
parfois même inconsciemment. Ces idées ont des origines très lointaines et
difficiles à identifier, mais sont cependant bien inscrites dans l’imaginaire
collectif. Pour faire court, la grande chasse prend forme à la rencontre
d’anciennes croyances, de nouvelles formes d’ordre social, et de luttes de
pouvoirs religieux, politiques et juridiques.
D’abord, il est intéressant de constater qu’il n’y a rien de
nouveau dans le discours de discrédit utilisé contre les hérétiques et les
sorciers selon lequel ils seraient membres d’une société secrète pratiquant
l’inceste et le cannibalisme. Ces accusations, récupérées par l’Église dès le
XIIe siècle et les démonologues du XIIIe siècle, ont des origines antiques et
ont même, ironiquement, été employées par les Romains pour entacher les
premiers chrétiens. Autre constat important, le pacte avec le diable, véritable
fondement juridique censé crédibiliser la société sorcière, a aussi des
origines antiques. On en retrouve l’écho dans le livre d’Isaïe (28,15), il est
évoqué dans la légende de Basile le Grand (330-379), qui fera du pacte un thème
très populaire à partir de l’an mil, et les textes théologiques de
Saint-Augustin (354-430) l’abordent également. Ce dernier va apporter une
conception nouvelle à l’importance non négligeable. Le pacte avec le diable est
considéré depuis Saint-Augustin comme un contrat privé et fondé sur le
consentement mutuel. Il s’agit donc d’un acte de malfaisance conscient et
condamnable. Comme l’idée du contrat est bien implantée dans la mentalité
médiévale, le concept du pacte avec le diable se renforce à la rencontre du
concept juridique du système social seigneur/vassal du Moyen Âge. Le contrat
avec le malin est ainsi légitime et la société sorcière peut très bien être
organisée à l’image de la société européenne. Le diable, ainsi doté de savoir
juridique, inquiète d’autant plus les démonologues et ils vont notamment
s’inspirer des textes fondateurs de l’Église pour rédiger leur ouvrage contre
les sorciers. Ces notions vont d’ailleurs être reprises dans le Marteau des
sorcières, un millénaire après Saint-Augustin.
De grands changements s’amorcent autour de l’an mil dans
toutes les sphères de la société médiévale. Le temps où l’on espérait une
résurrection de l’Empire romain est passé, l’heure est à l’avenir et l’on
déploie une réelle volonté de tout rationaliser, d’ordonner et de classer. On
l’oublie souvent, mais le Moyen Âge est une époque très structurée et
structurante. Même le modèle d’occupation du territoire, le village qui se
regroupe autour de son Église et de son clocher, participe à l’encadrement et
au contrôle de la population. Au XIIe siècle s’achève la mise en place du
réseau paroissial qui, avec la théologie et la scolastique, va déterminer la
normalité de la vie médiévale ; celle d’une société chrétienne sous le pouvoir de
la papauté. Comme c’est souvent le cas, cette quête de l’idéal, la volonté de
tout normaliser et de tout uniformiser, entraîne le rejet de la différence. Le
développement de la vie intellectuelle et des universités vont renforcer l’idée
de ce qui est normal et anormal avec de nouvelles réflexions sur le bien et le
mal, le juste et l’injuste, la vérité et l’erreur. Grâce à ces normes désormais
bien définies, il est alors possible d’identifier les individus qui ne
correspondent pas à l’idéal social.
En 1215, le concile de Latran IV marque un évènement majeur
dans l’histoire occidentale et est en partie lié à ce désir de structurer.
L’Église, ce système de pouvoir qui avait jusqu’ici habilement su tirer
avantage d’anciennes croyances et de nouvelles structures sociales, est à son
apogée et va se montrer soucieuse d’accentuer son pouvoir et son contrôle. Pour
ce faire, elle va affirmer la nécessité de lutter contre l’hérésie, alors
définie comme toute doctrine contraire à l’Écriture sainte. Les cathares et les
manichéens étaient particulièrement ciblés à cette époque. L’eucharistie va
être redéfinie et, pour la première fois dans l’histoire des conciles, la
notion de transsubstantiation est abordée. Retenons que la question de
l’eucharistie est importante pour la suite des choses. Le 4e concile de Latran
décrète aussi que les Juifs devront porter des signes distinctifs.
L’inquisition naît peu après en 1233 sous le pontificat de Grégoire IX, marqué
notamment par un travail de codification. Son Vox in roman est le premier texte
qui affirme la réalité des cérémonies maléfiques et secrètes organisées par les
hérétiques.
C’est véritablement la période de trouble et d’instabilité qui suivra qui va décider de tout. Confrontée aux disettes et aux pandémies, la société médiévale voit apparaître l’idée du complot en 1321, alors qu’on accusera les lépreux de gâter les récoltes, d’empoisonner les puits pour propager leur maladie et de vouloir s’emparer du pouvoir du Royaume de France. Les Juifs seront en prime soupçonnés de s’allier aux musulmans d’Espagne pour renverser le Christianisme. La chasse anti-juive va s’étendre jusqu’à leur expulsion définitive du royaume en 1323. Le pape Jean XXII (1316-1334) a élaboré des outils intellectuels qui seront utilisés plus tard pour la chasse aux sorcières. Il pose les bases d’une nouvelle perception de la magie et des savoirs. Sa bulle Super illius specula énonce pour la première fois que la magie est liée au démon, et est par conséquent une forme d’hérésie. L’hérésie se teinte ainsi de sorcellerie et le rôle de l’inquisition est donc de la combattre. L’association sorcellerie/hérésie déterminera l’ampleur que va prendre la chasse aux sorcières par la suite.
Après le Grand Schisme de 1378-1417, l’Église, profondément diminuée et voyant son pouvoir défié, va considérer comme hérétiques toutes attitudes critiques envers elle et se montrer beaucoup plus agressive envers tous ceux qu’elle identifie comme une menace, et ainsi déployer le terreau fertile nécessaire à la naissance de la grande chasse et l’imaginaire du Sabbat. Depuis le Languedoc, on va construire des bûchers. Les vaudois, les Juifs et les lépreux, ces fameux divergents, en seront les cibles.
C’est Hans Fründ, en 1430, qui pour la première fois relate une chasse aux sorcières menée en Valais. Il décrit une secte qui s’apprête à renverser la société pour imposer son pouvoir et se doter de tribunaux particuliers. Ce danger d’ordre premier qui pèse sur la société tout entière sera le pivot du début de la grande peur. Son texte est aussi le premier à décrire l’imaginaire du Sabbat. Dans l’année et demie qui suivra, 200 bûchers brûleront. Les décennies qui suivront vont voir se répandre dans les Alpes occidentales, du Dauphiné au Piémont, des croyances similaires relatées dans plusieurs textes. L’imaginaire du Sabbat s’installe dans les mentalités pour y rester plusieurs siècles. Une nouvelle croyance est née ; celle des sorciers, hommes et femmes formant une secte nouvelle dont les membres ont renié la foi pour jurer fidélité au diable, scellant cette alliance d’un pacte. Ce n’est pas un hasard qu’apparaissent les premiers témoignages dans l’arc alpin occidental. La région était devenue le refuge des hérétiques vaudois qui, poursuivis par l’inquisition, durent y vivre dans la clandestinité. Ils sont incompris par l’Église et la société chrétienne, qui déforment progressivement leurs rites en des pratiques obscures pour justifier et encourager la répression.
L’idée du sabbat se développe très rapidement dans la
mentalité et contribue à effrayer la population. Il est intéressant de noter
que les textes fondateurs qui décrivent l’imaginaire du sabbat proviennent
d’auteurs de milieux culturellement et socialement très différents. Cela a
permis la diffusion et la propagation de la peur dans toutes les sphères de la
société et son assimilation tant par les milieux laïques que cléricaux. Il ne
fait aucun doute que l’Église a allumé les braises de la peur de la sorcellerie
et du complot dans le but d’affirmer et de démontrer sa toute-puissance. Tout
comme il ne fait aucun doute que de nombreux laïcs ont grandement contribué à
la fabrication de l’imaginaire du sabbat. La répression systématique de la
sorcellerie/hérésie rassembla inquisiteurs et juges laïques aux intérêts
propres et en quête évidente ou assumée de pouvoir.
La grande chasse a donc un berceau géographique et temporel.
Elle coïncide avec la période d’insécurité politique, économique et épidémique
d’Europe occidentale, tout en ayant comme trame de fond le Grand Schisme et les
rivalités de religion. Ses premiers ressorts proviennent des pères de l’Église,
mais ils furent grandement récupérés par ses réformateurs. Les Inquisiteurs et
les juges laïques ont eux aussi joué un rôle de première ligne dans la
diffusion et la condamnation des sorciers et sorcières. On ne peut ignorer non
plus l’effet de levier sur la peur du complot qu’a dû avoir la multiplication
des ordres religieux, ou encore l’invention de l’imprimerie qui permit la
diffusion des textes démonologiques.
Prochainement, je souhaite vous revenir afin d’aborder plus
spécifiquement la question des femmes sorcières, cibles de condamnation rendues
privilégiées par de vieilles conceptions païennes et de la déesse Diane.
L’histoire de la femme comme cible dans la chasse aux sorcières n’est pas aisée
à faire et oblige à beaucoup de prudence, mais j’ai identifié quelques pistes
intéressantes à vous partager.
- MINOIS, Georges, Histoire du Moyen Âge, Italie, Perrin, 2016, 518 p.
- ARNOULD, Colette, Histoire de la sorcellerie, Paris, Tallandier, 2019, collection « Texto », 495 p.
- COHN, NORMAN, Europe’s inner demons : an equiry inspired by the great witch-hunt, Broadway, New American Library, 1977, 305 p.
- HUTTON, Ronald, The witch : A history of fear, from ancient times to the present, Yale, Yale university press, 2017, 360 p.
- GINZBURG, Carlo, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992, collection « Bibliothèque des Histoires », 423 p.
- VIALLET, Ludovic, Sorcières! La Grande Chasse, Paris, Armand Colin, 2013, 223 p.
- WOLFGANG, Behringer, Witches and witch-hunts : A global history, Cambridge, Polity Press, 2008, 337 p.
Histoire du Christianisme et des Juifs
- ABITBOL, Michel, Histoire des juifs de la genèse à nos jours, France, Perrin, 2013, 734 p.
- CHIRON, Yves, Histoire des conciles, France, Perrin, 2011, Collection « pour l’Histoire », 288 p.
- MARAVAL, Pierre, Le Christianisme de Constantin à la Conquête arabe, Paris, P.U.F, 2014, collection « Nouvelle Clio », 463 p.
- MIMOUNI, Simon Claude, et Pierre MARAVAL, Le Christianisme des origines à Constantin, Paris, P.U.F, 2018, Collection « Nouvelle Clio », 531 p.
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